Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Le blog de jean-michel Bouhours

TEXTES SUR MES FILMS ET INSTALLATIONS

29 Mars 2021 , Rédigé par jean-michel Bouhours

___________________________________________T E X T E S

Sous le signe du lion (2019-2020) Film numérique Full HD. 75 minutes

réalisé dans le cadre des appels à projets de l'Atelier 105 (Light Cone).

 

C'est en procédant à la restauration numérique du film Chantilly que j’ai réalisé en 1976 avec Patrick Delabre, qu'est venue l'idée de ce projet. A l’origine j’envisageais de faire une suite au film d’origine, qui aurait consisté à «  dérouler » en quelque sorte l’ensemble des éléments graphiques de Chantilly qui étaient disposés dans une grille « multi-écrans »  pour une version mono-écran. Puis très vite c’est un autre film  qui s’est imposé : la combinaison par superposition de 80 celluloïds transparents peints et de fonds monochromes, appelait des éléments nouveaux, d’une autre réalité, plus  personnelle et contemporaine.

Chantilly (co-réalisé avec Patrick Delabre) avait été très critiqué quand il a été présenté pour la première fois, notamment au sein d’un groupe de cinéastes expérimentaux français réunis autour de la revue « Melba »[1] à laquelle nous participions avec Patrick Delabre. Il était reproché à Chantilly d’être un " exercice gestaltiste" ; la présence d’une grille fixe au milieu d’images en mouvements créait, disait-on, un trouble de la vision : un anti-dispositif cinématographique[2].

Cette critique a agi comme un poison qui s’est diffusé en moi car pendant toutes ces années, je ne pouvais plus regarder ce film. Mais en le numérisant en haute définition en 2019, cette critique qui m’avait tétanisé pour longtemps, m'a semblé avec le recul, infondée.

La grille de nature néo-plasticiste utilisée dans Chantilly était un outil pour séparer des images qui avaient leur autonomie dans le cadre ; c’est un espace négatif, un « blanc » au milieu des images en mouvement. Le principe de la Gestalt est que le cerveau peut devant un phénomène complexe d’abord percevoir  une forme globale avant de tenter d’analyser les éléments individuels. Or il n’y avait aucune visée holiste ou structuraliste dans ce projet. Certes l’expérience de ce film répondait à certaines lois énoncées dans la théorie de la gestalt : en particulier la  loi de proximité. Aux mouvements et aux rythmes de chacune des parties viennent s’ajouter, comme « effets secondaire », des rythmes et des mouvements entre ces images dus à des phénomènes perceptifs de similarité d’intensités lumineuses, de noirs, ou de couleurs : ce sont des effets de balayages d’une image à l’autre dans le cadre. Mais au-delà de ce phénomène propre à tout mur d’écrans, il n’y avait pas de tentative de perception d’une forme globale dans le film. Le regard procède alternativement par choix entre une vision globale fondé sur des phénomènes de simultanéités complexes qui n’a de chaque partie qu’un aperçu superficiel et l’attirance du regard sur un cadre particulier qui fait oublier momentanément l’ensemble. Chantilly nous contraint en permanence à ces allers-retours de l’ensemble aux parties.

La simultanéité entre élément fixe (la grille, le cadre cinématographique) et les zones d’images- mouvements pointe la problématique du cadre de l'image cinématographique, un cadre parfaitement conventionnel hérité du dispositif perspectiviste de Brunelleschi pour la peinture à la Renaissance. La grille met en échec l’image en tant que réalité virtuelle : elle répond à la notion de matière qu’Henri Bergson introduit comme troisième élément entre image et mouvement. Gilles Deleuze, dont la pensée avait largement guidé l’élaboration de Chantilly, commente Matière et mémoire d’Henri Bergson de cette façon : « Cette triple identité́, image=mouvement=matière, c'est comme on dirait, l'univers infini, d'une universelle variation ; perpétuellement ces actions et réactions. (…) Ce n'est pas l'image qui agit sur d'autres images mais c’est l'image dans toutes ses parties qui agit sur d'autres images, mais c'est l'image dans toutes ses parties et sous toutes ses faces qui est en elle-même action et réaction, c'est à dire vibration et ébranlement »[3]

En retravaillant sur le film, je me suis aperçu que la structure de Chantilly de 3X3 puis 4X4 écrans, était un carré, dans le sens où il y a autant d’unités dans les axes X et Y du cadre de l’image, même si ce cadre demeure  dans le format rectangulaire du cinéma (1 : 37).

Avec ce nouveau film,  Sous le signe du lion, j’ai voulu  établir une analogie entre cette structure « carrée » et les carrés magiques qui circulaient dans les sphères ésotériques à partir du XVe siècle. Un carré magique est présent dans la célèbre image Melencolia (1514) de Dürer, pendu au-dessus de la figure de l’ange. Ces carrés magiques avaient une dimension astrologique symbolique ; le carré d’ordre 3 est associé à la planète Saturne, le carré d’ordre 4 à Jupiter. Ce dernier carré de nature « joviale » venait contrecarrer la nature mélancolique, l’humeur noire du premier. Chantilly était saturnien et jupitérien, un bon équilibre !...

Le symbolisme du carré dans Chantilly accompagnait la dimension spirituelle des compositions abstraites. Cette découverte a posteriori, a déterminé la première partie du nouveau film, placée sous les concepts philosophiques présocratiques, d’Héraclite et de Pythagore, liés aux « Quatre éléments ». A chacun de ces éléments, correspond la figure d’un polyèdre régulier et convexe : le tétraèdre pour le feu, l’hexaèdre pour la terre, l’octaèdre pour l’air et l’icosaèdre pour l’eau, tels que les associait Platon dans Le Timée.

Les nombreuses allusions à l’histoire de l'abstraction dans la peinture occidentale étaient parfaitement inconscientes car en 1976 ni Delabre ni moi ne connaissions suffisamment les œuvres de Vassily Kandinsky, de Paul Klee, ou encore d’Augusto Giacometti, pour nous en inspirer. Le pointillisme était assurément la seule référence picturale consciente de l’époque. En réalité, c'était le paradigme du rhizome emprunté à Gilles Deleuze et Felix Guattari qui nous avait inspiré et qui justifiait ces réseaux de lignes et de points. Par ailleurs, nous avions fait du point une infra-unité élémentaire, plus petite que celle du photogramme, développée par le cinéma structurel des « flickers films » (Paul Sharits, Peter Kubelka, ou Tony Conrad). Il s’agissait, comme les physiciens atomistes, d’aller plus loin dans l’exploration de la matière cinématographique, plus loin que l’unité de l’atome-photogramme, vers les protons puis les quarks de la matière cinématique : la recherche d’une sous-unité de l’image dans un cinéma de type sériel fondé sur la combinaison d’éléments simples répondait d’une démarche de nature épistémologique.

Ces référents inconscients à la peinture m'interpelaient rétrospectivement : une version "mono-écran" permettrait de mieux apprécier ces éléments picturaux originaux.

Bénéficiant d'une résidence à l'Atelier 105 de Light Cone à l'automne 2019, chacun de ces éléments picturaux a pu être numérisé  pour pouvoir ensuite reconstituer des séquences image par image. Partant de là, j’ai cherché à imaginer un « développement » de la grille structurelle de Chantilly. Celle-ci devenait dans le nouveau film, un « carré de lettres », qui en serait la matrice.

Les 80 celluloïds répartis en 16 séquences de Chantilly étaient à l’origine référencées avec des lettres (A,B,C,D, ....) puis des numéros, qui n’étaient pas visibles dans l’image, sauf comme des petits carrés blancs (voir image de droite ci-dessus).

Dans le nouveau film, chaque lettre induit un « scénario » autour d’un mot ou d’une idée, que l’on va retrouver au travers des images ou les sons : A Air, B Berbère, C Carmela, D Dama de Elche, etc

Tous les nouveaux éléments introduits (morceaux de films, photographies, found footage, symboles, lieux, morceaux de musique, …..) se réfèrent à des bribes de vécus personnels, à des émotions, des impressions : des moments. Le projet, qui est aussi une « boucle » personnelle est devenu une page de journal, qui émerge d'un tissage d'éléments : un « film- tapis » qui évoquait parfois les tissages d’images que yann beauvais avait faits avec ses films travaillant à partir  de cartes postales (Eliclipse, DesRives, ). Les éléments de Chantilly m’ont contraint à garder une écriture du film à l’image près et par conséquent à déstructurer les séquences nouvelles pour recomposer l’ensemble par hybridations.

Peu à peu deux sections se sont imposées comme autonomes : Les Quatre éléments et Sketches of Spain.

Revenir sur un film 44 ans plus tard, c’est confronter deux sentiments contradictoires sur la vie : le chemin parcouru et la partie inamovible de soi ; l’image de Chantilly avec sa grille et ses multiples images en mouvements était de manière encore une fois parfaitement inconsciente, le paradigme de cette contradiction ontologique. Chantilly était inspiré des écrits de Gilles Deleuze et Félix Guattari ;  le film Sous le signe du lion se termine sur des extraits du livre 1000 plateaux et la résonnance du concept philosophique de rhizome avec les responsabilités  humaines à l’origine de la pandémie du  Covid 19 : R > Rhizome/viRus.

Pour terminer, ce nouveau film me permet de réaliser le passage de ma production de films argentiques aux numériques : il aura été un laboratoire utile pour la suite.

 

Le film est organisé en quatre parties :

1ere partie : Les Quatre éléments. Durée : 15'47

Le Feu (F) : élément dont tout procède selon Héraclite.

L'Air (A)* : Sur les bords du Canal du Midi, près de Castelnaudary, la tramontane brossait les roseaux comme des cheveux. L’air, matériau hors de perception pour l’œil, ou presque, se matérialise avec le mouvement. Le son de la Tramontane est remplacé par le cliquetis des roseaux : « Et Pan, qui le premier fit vibrer les roseaux » Virgile Huitième Bucolique. 

L'Eau (E) :  l’élément liquide, la source, la fécondité, la féminité

La Terre (T) : compacte et froide, la terre se laisse fertiliser. L’érotisme des travailleurs de la terre.

 

2e partie : Sketches of Spain : en hommage à Miles Davis. Durée 12'47

Ay ! Carmela !*(C) : Film de found footage sur le thème de la guerre civile espagnole et du chant populaire « Ay ! Carmela » (ou el Paso del Ebro), un chant créé en 1808 au moment de la guerre de libération contre l’envahisseur napoléonien et qui sera repris par l’armée républicaine et les Brigades internationales pendant la guerre civile espagnole.

Dama de Elche (D) : l’histoire d’une extraordinaire sculpture, œuvre majeure de l’art primitif ibérique et de ses instrumentalisations politiques.

Geometria, Gaudi, Garcia Lorca, Greco et Gongora (G) : poètes, écrivains, peintres espagnols convergeant sur la lettre G

Vamos por la Suerte ! (S) *: Autour de la voix d’un vendeur ambulant de tickets de loterie dans les rues étroites de Caceres, un film aux accents « pop », à partir de l’univers visuel des machines à sous.

 

3e partie : Lettres L, I, F, B, O : Durée : 16'27 

Lux, Luz *: Expérience de camera obscura. Capter le rayon lumineux, le placer dans un cadre, qui lui-même possède un second cadre interne. Effets visuels de flickers et de « contreflickers » (comme en musique on parle de contretemps).

Icon : Le grain de l’image ou le signal, le mouvement, le ballet mécanique d’images profondes. C’est l’histoire d’une image impossible (celle d’un film muet sur un écran cathodique) qui reste en-deçà du plan de la mise au point optique.

Berbère : la magie d’une simple silhouette s’éloignant dans un paysage aride du sud marocain.  

Orixa : Le rite afro-brésilien du Candomblé à Recife (Brésil) : danse et musique de transe et de transsexualité.

 

4e partie : Lettres N, F, P, M, R : Durée : 25'10

Nuage : hommage à la peinture de Henri de Valenciennes

Füller (Loïe) : détournement d’une installation vue au Grand Palais à la fin de l’exposition Henri Toulouse-Lautrec, à partir d’un film de la Danse serpentine de Loïe Füller accompagné de la célèbre musique de Moondog : Bird’s Lament. Montage synesthésique.

Primavera : Hymne panthéiste à la renaissance de la nature, l’explosion des bourgeons, la montée de la sève et des désirs, l’éclosion des couleurs dans le paysage et les turbulences que cette renaissance provoque au sein de la perception. « Sans doute le printemps vit naître l’univers (…) Le seul printemps sourit au monde en son aurore ; Le printemps tous les ans le rajeunit encore. » Virgile Deuxième Géorgique.

Musica *: A partir du brouhaha de l’orchestre qui prend place, des gestes traditionnels comme origine de la musique par le rythme, jusqu’à la complexité de la musique baroque. Nous traversons les genres musicaux avec la Txalaparta (percussionnistes traditionnels basques) et le tango d’Astor Piazzolla.

Rhizomes*: petit journal du confinement du printemps 2020. Le retour sur la pensée de Deleuze et Guattari, notamment leur définition du rhizome qui fait étrangement écho aux commentaires des épidémiologistes et virologues sur la crise sanitaire du Covid 19.

Jean-Michel Bouhours, 2020

 

 

 

[1] Cela devait annoncer une distance avec les membres de la revue, organe issu des rangs de la Paris-Films Coop, dont les « leaders », adeptes de saignées pour traiter le symptôme, étaient enclins aux excommunications salvatrices. Quelques années plus tard, ma rupture sera définitive avec ce groupe, qui avait par ailleurs décidé de mettre fin à l’aventure de la Paris-Films-Coop, structure coopérative de cinéastes pour celle moins démocratique de Ciné-doc. Je décidai de rejoindre plus tard, Light Cone , une structure crée par Yann Beauvais et Miles McKane en 1982 et qui me semblait plus dynamique.

[2] Argument développé par Guy Fihman

[3] www.webdeleuze.com. Cours de Gilles Deleuze sur le cinéma, Université Paris VIII-Vincennes-St Denis : « Bergson, Matière et mémoire », du 05/01/1982

 

___________________________________

Chantilly Revisited (2020) :

Chantilly Revisited (2020) :

Une version contemporaine numérique du film d’origine Chantilly réalisé en 16mm en 1976 avec Patrick Delabre. Chantilly Revisited combine les images ralenties de 50% du film Chantilly (1976) et les éléments peints d’origine scannés pour le projet Sous le signe du lion (2019-20). Je le conçois comme un mandala.

C’est un travail de déconstruction de la structure d’origine du film Chantilly qui confronte le cadre cinématographique comme bord  à de multiples subdivisions internes.  Le cadre de l’image n’est pas une convention indépassable, inhérente au principe même de l’image  traditionnelle?  Par ailleurs, l’image numérique intervient comme un élément de l’image analogique. Une réflexion sur l’abstraction au cinéma. Les techniques numériques ont permis des incrustations dans l’image impossible à réaliser avec la technique d’origine (banc-titre cinéma)

Ce film existe en version projection mono-écran mais aussi en une installation de 4 écrans disposés au centre d’un espace d’exposition pour former un cube autour duquel le visiteur peut se déplacer.

 

 

__________________________________

Proscenium (2020-21). 

 

Depuis très longtemps, je rêvais de faire un film avec une seule image, un plan fixe sur lequel notre regard allait s’appesantir pendant un bon moment : une étrangeté, une bizarrerie aujourd’hui où les images doivent aller vite, s’enchainer vite, sous le seul critère de vitesse – la vitesse devenant une valeur absolue au prix de la perte d’autorité de l’image : seul le flux compte.

Un film avec une seule image :  Warhol l’avait fait ; Michael Snow avec Wavelength également ou Ernie Gehr avec Serene Velocity.

Jusqu’à la rencontre de cette image d’un portique aux colonnades de briques et de bois dans un parc public, les feuilles mortes qui tombent des branches des arbres qui se balançent au gré du vent : c’est l’image A ;  laquelle par sa structure m’a inspiré une seconde  image possible : l’image B. L’image B sera tour à tour un extrait d’un film de Vittorio de Sica (Due Donne), le soleil dans les arbres, la mer, une falaise, le Voyageur contemplant une mer de nuages ou ses héritiers .

Quand l’image A est seule à l’écran, c’est un paysage semi-urbain. Quand apparait l’image B à l’intérieur de l’image A – et c’est par là que le film commence- le regard est d’emblée happé par cette image plus petite, centrale : c’est l’image de cinéma, vers laquelle converge la structure de l’image A, qui elle-même, semble avoir perdu son statut d’image au profit de celle d’espace : un espace dans lequel on fait une projection, une salle de cinéma en plein air. Mais le montage cinématographique vient perturber cette hiérarchie instinctive : l’image cinématographique que l’on a reconnue d’emblée dans l’image B est aussi l’essence de l’image A : ce sont donc deux images cinématographiques qui cohabitent dans un rapport fortement connoté de dispositif du cinéma.

__________________________________

 

 

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article